C'est une mode internationale mais à Cuba, elle a une saveur spéciale : la barbe fleurit depuis quelques mois sur les visages des jeunes Cubains, mais sans la signification politique donnée par Fidel Castro et ses rebelles "barbus" lors de la révolution de 1959.
Ironie du sort, dans le gouvernement présidé par Miguel Diaz-Canel depuis avril 2018, la seule barbe historique encore présente est celle du Commandant de la révolution Ramiro Valdés, 87 ans, un des vice-présidents.
Dans les rues de La Havane, porter la barbe est désormais plutôt une affaire de style.
"Beaucoup de gens, surtout les jeunes, se laissent pousser la barbe, c'est tendance", témoigne David Gonzalez, barbier de 31 ans, en taillant celle d'un client dans son salon du centre-ville. "Certains la portent plus longue" mais la majorité la préfère courte, chaleur oblige.
Rue Obispo, dans le quartier historique de La Havane, Franco Manso, 24 ans, profite d'un moment de calme dans sa boutique d'artisanat pour faire quelques retouches à sa barbe. "J'ai vu que ça m'allait plutôt bien et, comme c'est à la mode, je l'ai gardée", confie-t-il, petits ciseaux en main.
- Fidel et sa fameuse barbe -
"Ma barbe signifie beaucoup de choses pour mon pays" confiait Fidel Castro à une télévision américaine peu après 1959. "Quand nous aurons rempli notre promesse d'un bon gouvernement, je me raserai la barbe", ajoutait-il alors.
Il l'a finalement gardée et, jusqu'à sa mort en 2016, c'est en faisant mine de se caresser la barbichette que les Cubains se référaient au père de la révolution, une manière d'éviter de prononcer son nom en public.
Le symbole était si fort que la CIA, déterminée à ternir l'image de Castro, avait projeté au début des années 1960 de faire tomber sa fameuse barbe. L'idée, évoquée dans les archives déclassifiées de la CIA, était de profiter d'un des déplacements du leader cubain à l'étranger pour introduire un puissant dépilatoire dans ses chaussures. L'annulation du voyage a fait capoter ce plan.
Au fil des années, le symbolisme de la barbe révolutionnaire s'est atténué, même si les jeunes Cubains restent confrontés dans la rue à de nombreuses images de Fidel Castro, Ernesto Che Guevara et Camilo Cienfuegos, les trois plus célèbres "barbudos" de la révolution.
Pour Alain Gil, 23 ans et employé de l'Institut du cinéma (Icaic), porter la barbe, plus qu'une mode internationale, est avant tout "pratique". "Un jour je n'ai plus voulu me raser, ma barbe a commencé à pousser et ça m'a plu", dit ce jeune, qui porte aussi de mini-boucles d'oreilles et un chignon.
Il ne regrette pas son choix : "Ma copine aime bien les garçons avec la barbe, elle dit qu'ils sont plus sexy".
- Rasoirs "patriotiques" -
Dans les premières décennies post-révolution, être barbu avait aussi une raison pragmatique: les lames de rasoirs étaient pratiquement introuvables.
Avant 1959, les Cubains utilisaient les rasoirs américains Gillette, mais à partir de l'embargo en 1962, "tout s'est compliqué", rappelle le journaliste et écrivain Manuel Somoza, 74 ans, qui a raconté cette époque dans le livre "Cronica desde las entrañas" (Chronique depuis les entrailles).
"L'usage de la barbe s'est étendu, pas seulement parce que cela avait une connotation patriotique ou anecdotique, mais aussi par besoin pratique car les lames de rasoirs (qui arrivaient alors à Cuba) étaient de très mauvaise qualité et se raser était un cauchemar", explique à l'AFP cet homme désormais toujours rasé de près.
Finies la crème à raser et la lotion après rasage : il fallait utiliser du savon, fourni par la libreta (le livret d'approvisionnement), tout comme les lames.
Pour remplacer les "impérialistes" Gillette, Cuba a fait fabriquer en Tchécoslovaquie une marque "patriotique" sous un nom qui n'avait rien d'anodin : "Venceremos" (nous vaincrons), suivi de "Patria o Muerte" (la patrie ou la mort), deux slogans révolutionnaires.
Ensuite sont arrivées les lames de rasoirs soviétiques Sputnik puis les Neva, surnommées à Cuba les "larmes d'homme" tant elles maltraitaient la peau. Les écoliers s'en servaient pour affuter leurs crayons.
Pour aider leurs proches restés à Cuba, les exilés à l'étranger "envoyaient, collées à leurs lettres (...) une, deux, trois voire quatre lames de rasoir Gillette", raconte Manuel Somoza. "Quand elles arrivaient, c'était la fête !"
A la chute du bloc soviétique en 1990, Cuba a sombré dans une forte crise économique qui a encore compliqué l'accès aux rasoirs, jusqu'en 1993 quand l'usage du dollar a été autorisé : dans les boutiques utilisant cette monnaie, les rasoirs modernes ont alors fait leur apparition, mais à un prix élevé.
"La barbe des jeunes de maintenant n'a rien à voir avec celle qu'on avait nous", les raisons sont différentes, "aujourd'hui les jeunes sont plus connectés à la mode mondiale", dit Manuel Somoza.
Même s'il est vrai que la plupart d'entre eux sont confrontés aux mêmes problèmes économiques qu'auparavant et ne peuvent se permettre que les rasoirs jetables vendus à bas prix, et non les modèles de dernière génération à plus de 20 dollars.